vendredi 11 mars 2011

Rencontre avec une femme remarquable

Annick de Souzenelle

Rencontre avec une femme remarquable

On parle plus volontiers - allez savoir pourquoi ! - des grands maîtres spirituels et des hommes de foi, que des femmes qui ont fait l’expérience du chemin intérieur. Certaines, pourtant, ont beaucoup à dire, et le disent avec cette ferveur humaine, cette faculté de contagIon lumineuse qui est la marque des êtres porteurs d’un Sens. Annick de Souzenelle est au nombre de ces femmes remarquables et Nouvelles Clés, depuis longtemps, l’avait remarquée.

En refusant de chercher dans la foi qui l’anime une Réponse en kit, un système de certitudes toutes faites, construites en prêt-à-penser, qui rendrait compte de tout et de son contraire y compris de l’absurde, Annick de Souzenelle n’a pas choisi la voie de la facilité, mais celle du travail. Du travail intérieur, qui investit tout l’être, corps et âme, coeur et conscience. Ceux et celles - de plus en plus nombreux - qui suivent son enseignement, centré à la fois sur le message évangélique, la kabbale hébraïque, et la psychologie des profondeurs, ceux-là ont certes du pain sur la planche ! Mais il s’agit, à n’en pas douter, d’un pain nourrissant. A les voir et à les entendre, il alimente leur quotidien, en projetant sur chaque élément de la vie la lumière d’un Sens qu’avec l’aide de l’ex-infirmière devenue. psychothérapeute, ils auront su deviner et entrevoir.

Si Annick de Souzenelle fait partie de ces êtres au verbe généreux capables de vous concerner, vous étonner, voire de vous bouleverser quand ils vous parlent de ce qui les passionne, elle devient beaucoup moins prolixe lorsqu’il s’agit de parIer d’elle, et ne s’attarde jamais sur sa propre personne. Mais... c’était justement ce qui nous intriguait ! Comment passe-t-on des études de mathématiques supérieures au soin des malades, du catholicisme le plus conformiste - celui d’avant la guerre - à l’orthodoxie, de la kabbale hébraïque au symbolisme du corps humain ? Comment, surtout, peut-on retrouver une unité au milieu de ces multiples expériences ? La réponse réside dans un itinéraire hors du commun, fait de multiples ruptures et d’une unique fidélité.

Nouvelles Clés : Annick De Souzenelle, jusqu’où faudrait-il remonter pour prouver l’origine de votre vocation ? J’entends par là non pas le moment où vous vous êtes consciemment sentie appelée par ce - ou Celui - qui guide votre vie aujourd’hui. Mais plutôt le point de rupture à partir duquel votre itinéraire devait, que vous le vouliez ou non, s’écarter des sentiers battus ? Souvent, ce point de départ se situe dans l’enfance...

Annick De Souzenelle : S’il faut vraiment remonter à l’origine première, je vous dirais que mon premier souvenir précis date du berceau ! J’ai encore dans les yeux l’alternance très forte d’ombre et de lumière que j’ai ressentie un jour où le soleil était parfois entièrement caché par les nuages, parfois resplendissant. J’interprète aujourd’hui cette impression d’enfance, toujours gravée dans ma mémoire, comme une sorte de feu vert qui m’était donné, pour comprendre un jour que j’avais à marier en moi-même la Lumière et les Ténèbres. Tel est d’ailleurs le sens de tout mon travail depuis des années. En dehors de ce souvenir toujours présent, il faut dire que très vite j’ai été marquée par l’absurdité de la vie, ou plutôt de l’existence des "grandes personnes" qui m’entouraient, existence qui normalement m’était aussi destinée. Mon père revenait de la Grande Guerre de 14-18, profondément blessé dans son corps et dans son âme. Avocat à Rennes, il recevait souvent des amis qui, eux aussi, avaient vécu cet enfer.

Toute petite, j’étais littéralement atterrée de voir qu’au cours de ces dîners, mes aînés ne commençaient à "vivre" que lorsqu’ils reconstituaient l’atmosphère de ces années terrifiantes. Avec tout le respect que j’éprouve pour le dépassement dont s’est montrée capable cette génération sacrifiée, je ne peux m’empêcher d’appliquer à ces hommes la phrase terrible que j’ai lue plus tard dans un livre de Jean Schlumberger : "Ce sont des personnes qui sont comme des feuilles mortes : il faut qu’un grand vent passe pour qu’elles aient l’illusion de vivre."

N. C. : Les femmes elles étaient absentes de toute cette vie sociale...

A. D. S. : On ne peut s’imaginer à quel point leur vie était, dans cette petite bourgeoisie de province, d’une banalité effarante ! Là où je trouvais la vie, c’était chez ma nourrice. Elle était le seul élément "sans culture" dans mon entourage et possédait donc seulement, mais pleinement, toute la culture de son coeur. Alors que je pouvais à peine toucher ma mère - cela "ne se faisait pas" , elle m’a donné la relation tactile, la proximité humaine, la chaleur animale qui a fait tout l’équilibre de mon enfance. Mais cet équilibre s’est trouvé rompu à l’âge de cinq ans lorsqu’après l’éclatement de la famille, je me suis retrouvée seule chez les bonnes soeurs, à Paris, sans aucune référence ni géographique, ni affective. Là, voyez-vous, je suis réellement descendue aux Enfers. Les religieuses n’y comprenaient rien, elles me grondaient parce qu’elles me trouvaient taciturne. Ce fut une période terrible. Je crois qu’aujourd’hui, lorsque je parle d’une nécessaire "descente aux Enfers", je sais ce que je dis : j’ai vu ses monstres !

N. C. : Qu’est-ce qui vous en a ait remonter ?

A. D. S. : Ce qui m’a sauvée, c’est ce goût du divin qui m’a été donné dès le départ. Je me souviens précisément avoir dit - à l’âge de cinq ans ! - : "On ne peut compter que sur le Père Divin." Depuis, toute ma vie a été fondée sur cette certitude. Avec tout l’aspect lumineux de cette force qui m’a guidée... mais aussi avec toutes les difficultés que cette phrase implique : le manque d’abandon à l’autre, l’absence de confiance qui est une souffrance profondément inscrite dans ma chair, et dont il a bien fallu que j’apprenne à me libérer.

N. C. : Le Père Divin, pour vous à cette époque, était compris au sens du catéchisme ?

A. D. S. : Vous savez, un enfant prend ces choses-Ià au premier degré, mais c’est justement celui-là qui est essentiel ! La foi a toujours été pour moi une réalité plus tangible que cette table qui se trouve entre vous et moi. Et elle ne m’a jamais quittée. L’absurde dont je vous parle, je l’ai toujours imputé aux hommes, parce que je refusais le Dieu qui fait la pluie et le beau temps dans nos vies. Les hommes jouaient à se faire mal, jouaient avec le Mal, mais la miséricorde divine n’était pas impliquée dans cette tragédie de l’humanité. Les adultes, autour de moi, tenaient chacun un rôle au lieu de prendre en main leur destinée. Et de cela, ils étaient seuls responsables. Cela dit, si la foi m’a toujours accompagnée, j’ai vite pris conscience que l’Eglise romaine nous enseignait un système qui ne "faisait pas le poids", face à l’élan mystique que je vivais. Vers 16-18 ans, je me suis révoltée contre le moralisme insupportable de cette époque, qui nous maintenait dans un état de dépendance, comme si nous devions toujours rester mineurs. Lorsque je demandais, par exemple, pourquoi le serpent avait mordu notre mère Eve au talon, pourquoi Jacob fut blessé par l’ange à la hanche, pourquoi le Christ avait lavé précisément les pieds des disciples pour signifier la purification de l’Homme, on me répondait soit par des inepties, soit en me traitant de petite orgueilleuse. Et moi, je voulais savoir ! Aujourd’hui, je crois comprendre ce que voulaient dire nos Pères lorsqu’ils parlaient du "devoir ’inconnaissance", mais cela se situe à un tout autre niveau que ce moralisme que l’on opposait alors à mes questions, et qui humiliait l’homme.

N. C. : Face à cette mentalité qui, comme disait Simone Weil, "baillonne l’intelligence", je suppose que vos études de mathématiques vous ont aidée à répondre à votre désir quasi-mystique de connaître ? Ces énigmes qui se résolvent dans la découverte d’une Structure interne au monde, cela devait beaucoup vous attirer ?

A. D. S. : A vrai dire, j’ai surtout abordé ces études par mimétisme envers ma mère, qui elle-même avait été une des premières femmes bachelières, avant la Première Guerre. Mais j’ai été tout de suite passionnée par les problèmes de géométrie, de trigonométrie et ces recherches rationnelles ont effectivement contribué à me structurer intérieurement. Seulement, au niveau des mathématiques supérieures, on risque vite de s’enfermer dans un monde abstrait et terriblement stérilisant. C’est pourquoi, au bout de quelques I’années, j’ai tout lâché d’un coup ! Ce fut un renversement total qui me fit passer du plus abstrait au plus concret, c’est-à-dire aux études d’infirmière. Après avoir évolué dans un monde uniquement mental, j’avais besoin, voyez-vous, de toucher de l’humain, de toucher les malades, de les aimer.

N. C. : C’est ainsi que vous êtes devenue infirmière anesthésiste, "pour endormir", dites-vous, bien avant d’être psychothérapeute "pour réveiller"...

A. D. S. : Mon instinct m’avait guidée vers cette situation où l’on est sans cesse confronté à la question du Sens, à travers la souffrance des autres. Ces quinze années furent une expérience à la fois merveilleuse et douloureuse. Car il est douloureux de ne pas savoir répondre aux questions angoissées des malades, que la souffrance taraude dans leur corps et dans leur esprit. Pour­quoi est-ce que ça m’arrive, Madame ? Pourquoi cet ulcère à l’estomac ? Pourquoi, pourquoi... ? Je jouais à mon tour le rôle d"’aîné", ou tout au moins de celui qui est censé savoir. Et je ne savais pas !

N. C. : Ayant rompu avec l’Eglise catholique vous aviez envoyé prome­ner toute religion ?

A. D. S. : Complètement. Ma foi ne pouvait s’exprimer dans aucune pratique, et j’avais même désappris la prière. Je sentais que j’avais été trompée sur ce plan-là, et les formes ne m’intéressaient plus. Seul le concret importait : "Je vais vivre pleinement ! se dit-on à cet âge. Ça, au moins, c’est concret". ­ Il m’aurait fallu une secousse énorme pour faire à nouveau l’expérience de la prière. Eh bien... cette secousse a eut lieu ! Et elle a eu lieu au Maroc, où j’ai exercé durant cinq ans. Un dimanche après-midi, je me trouvais seule de garde, au chevet d’une jeune marocaine. Après avoir subi une opération pourtant bénigne, elle fit tout à coup une embolie vertigineuse, qui allait lui être fatale dans l’heure même. Tout acte médical m’étant interdit, et en l’absence de médecin, je ne pouvais rien faire d’autre que voir mourir cette femme. Or, de l’autre côté du lit sa mère était là, d’un calme absolu, et priant. J’ai compris alors que je n’avais qu’à en faire autant, que c’était la seule chose qui me restait à donner. Et lorsque le chirurgien est arrivé plus tard et a demandé ce qui s’était passé, je n’ai pu que lui répondre : "Rien, Monsieur." Ce jour-là, en quelques minutes, j’ai réappris la puissance de la prière, et la vie spirituelle.

N. C. : Mais comment pouvaient-elles s’exprimer, éloignée que vous étiez de toute institution ?

A. D. S. : Justement, je ne le savais pas ! J’ai alors quitté le Maroc, où je ne pouvais rester indéfiniment prisonnière entre d’une part un monde du colonialisme à la mentalité insupportable, sauf exceptions, et d’autre part un monde arabe où il n’y avait pas place pour une femme seule, et dont malheureusement j’avais fait l’erreur de ne pas apprendre la langue. Mais même revenue en France, j’étais en perpétuelle révolte contre la normalisation de l’absurdité, je veux dire contre le fait de régulariser, de légitimer la médiocrité, de faire comme si c’était la norme. Je ne pouvais supporter l’anecdote et la futilité des ambiances de groupes, la démission devant la banalité. Autour de moi, la plupart des gens baissaient les bras devant ce non-sens, ou pire, ne se posaient même pas la question ! Je m’investissais alors toute entière dans mon travail, dans la relation aux malades. Ce sont eux qui m’ont tout appris, je le sais maintenant. Et puis j’ai décidé d’aller rejoindre en Inde un cousin germain de ma mère, qui après avoir fait Polytechnique, était allé rejoindre Sri Aurobindo. Son nom était Pa Vitra, il avait fondé là-bas l’Université de l’ashram de Pondicherry. Il était, bien sûr, la honte de la famille, le renégat, mais lorsque j’ai lu certaines des plaquettes et des lettres qu’il nous envoyait, Je me suis écriée : "C’est le seul homme intelligent de la famille !"

N. C. : Vous vous apprêtiez donc, sans formation aucune, à rejoindre cet homme que vous ne connaissiez pas, et à rompre avec vos origines. Le christianisme était-il donc sans avenir pour vous ?

A. D. S. : Sans avenir, malgré la merveille qu’il avait pu représenter dans le passé. Certes, la rupture avec le Christ aurait été douloureuse. Mais là-bas, au moins, il y avait une mystique, et J’étais sure que cette mystique m’attendait. Je n’étais retenue que parce que j’avais en charge ma vieille nounou, que je ne pouvais en aucun cas abandonner. Mais ma décision était prise : dès qu’elle n’est ne serait plus de ce monde, je partirais. En attendant, je me répétais en moi-même, continuellement, comme un mantra : " Annick, patience absolue, patience absolue..." C’était une façon pour moi d’appeler la vie, car j’étais certaine que si la vie avait un sens, ce sens impliquait qu’un jour elle me le révèle. J’étais trop amoureuse de ce sens pour qu’il ne me réponde pas. Alors, "patience absolue...", ça allait venir.

N. C. : Et c’est venu, mais pas du tout de la manière dont vous l’imaginiez, puisque votre voie n’a pas été celle de l’exil, et qu’en guise de "pèlerinage aux sources", vous êtes retournée directement aux sources chrétiennes sans passer par le détour de l’Orient. Qu’est-ce qui vous a fait abandonner ce projet de grand départ ? Une lente prise de conscience de vos racines spirituelles, ou une de ces ruptures impulsives qui ont marqué votre jeunesse ?

A. D. S. : Un choc, une expérience extrêmement troublante, qui m’a amenée à rencontrer celui qui devait devenir par la suite mon maître spirituel, le père Eugraf Kovalevski. Si je vous raconte maintenant le détail de cet événement, ce n’est pas par goût du spectaculaire, mais pour vous faire comprendre à quel point il fut pour moi l’étincelle qui provoqua un bouleversement majeur. Cela eu lieu en 1958, deux ans, donc, avant que cette merveilleuse femme que fut ma nourrice ne quitte ce monde. J’étais partie me reposer quelques jours à Eze, petit village du Midi dont on m’a dit plus tard, et cela me remplit de joie, que l’origine du nom était probablement la Vie, Zoé. Il y avait là de nombreuses galeries de peinture que je prenais grand plaisir à visiter, car j’apprécie beaucoup l’art pictural. Un jour, je passe devant l’une de ces galeries sans m’arrêter, guidée par le désir d’entrer dans la petite église du village, pour voir s’il n’y a pas là quelque chose qui me parlera.

N. C. : ... et c’est là, allez-vous me dire, que vous rencontrez non pas quelque chose, mais Quelqu’un...

A. D. S. : Pas du tout ! Le signe qui me fut donné ce jour-là est autrement plus inattendu.

Sur le chemin de l’église, j’entends non pas des voix, mais une voix intérieure, une certitude absolue qui me dit qu’en n’entrant pas dans cette galerie, je passe à côté de ma vie. Revenue en arrière, j’entre et trouve là deux femmes en train de parler. Mais comme elles n’en finissent pas, je ne peux engager la conversation, je crois m’être leurrée, et sors après avoir jeté un coup d’oeil aux tableaux. C’est alors, exactement au point précis où je m’étais arrêtée la première fois, que l’une de ces dames, celle qui semble être la responsable de l’exposition, m’interpelle de loin. Je me retourne et l’entends me crier : "Madame ! Vous n’avez pas tout vu ! Vous avez sûrement oublié de voir l’essentiel !" Je rebrousse donc chemin une seconde fois et là, j’ai un dialogue avec cette femme qui me dit deux choses proprement sidérantes : "Vous, vous connaissez Fred Bérance", me dit-elle de prime abord. Fred Bérance était effectivement un grand ami, écrivain aujourd’hui oublié qui a beaucoup écrit sur le Quattrocento. "On me dit que vous le connaissez", m’affirme-t-elle avec certitude. Et d’ajouter : "Vous, vous devez vous rendre au 96, boulevard Auguste Blanqui. Vous y êtes attendue."

N. C. : Cette adresse est celle du siège de l’Église orthodoxe de France. Cette femme était peut-être orthodoxe ?

A. D. S. : Justement pas, et c’était bien là le paradoxe, car elle ne parlait donc ni par prosélytisme, ni par intuition psychologique, puisqu’elle ne connaissait strictement rien de moi. Mais, me dit-elle longtemps plus tard, elle était "clairaudiante", et percevait parfois des choses comme celle-là, qu’on lui disait de l’intérieur. Une femme admirable, d’ailleurs, qui est partie ensuite en Inde soigner les lépreux.

N. C. : Jamais vacances n’ont dû vous paraître aussi longues !

A. D. S. : Jamais ! Revenue à Paris, mon premier geste fut bien sûr de me rendre à ladite adresse. L’église orthodoxe qui s’y trouvait n’avait, a cette époque du moins, vraiment rien de séduisant. Toute noire, quasiment déserte ce jour-Ià, elle ne prêtait pas à émerveillement, et Je ne peux pas dire que j’ai été conquise par une beauté enchanteresse, ni par l’atmosphère d’une liturgie ou la pureté célèbre des chants orthodoxes... Mais il s’est passé quelque chose en moi, tout a basculé en quelques heures de silence, et lorsqu’à la fin Un prêtre est venu me voir pour me demander : " Madame, vous cherchez quelque chose ?", je m’entends encore lui répondre : "Moi ? Non, plus rien. Je sais que c’est ici ?"

N. C. : Voilà ce qu’on appelle une conversion exemplaire...

A. D. S. : Pas exactement. D’abord parce que, comme je vous l’ai dit, la foi ne m’avait jamais quittée. Catholicisme romain et orthodoxe ont la même source, ne l’oublions pas. Et puis, malgré ma réponse, il est évident que je ne me sentais pas "arrivée" au sens complaisant et satisfait du terme, et que je commençais tout juste, au contraire, à "chercher". Mais il est vrai que tout a changé, que tout s’est éclairé pour moi dans cette église, où j’ai rencontré celui que l’on appelait "le petit père", le père Kovalevski, qui devint plus tard l’évêque Jean de Saint-Denis.

N. C. : N’aviez-vous pas peur en suivant ces prêtres d’origine russe, exilés pour beaucoup après la Révolution, de vous couper de vos racines occidentales, de sacrifier à l’exotisme et de vous russifier en quelque sorte ?

A. D. S. : Dans l’orthodoxie, le fidèle est nourri à la Tradition des Pères, ces grands maîtres qui furent fondateurs aussi bien pour l’Occident que pour l’Orient. De plus, il n’y a pas d’autorité extérieure et centralisée, qui porterait à elle seule le poids de la vérité. La différence entre laïcs, patriarches et évêques ne correspond qu’à une échelle de fonctions, non à une hiérarchie en soi. On peut bien sûr se choisir un maître spirituel, mais aucun moralisme, aucune aliénation de votre nature propre ne vous sont imposés. A chacun de jouer, nourri par la Parole, responsable de lui-même, pour devenir la totalité de lui-même. L’accent est toujours mis sur l’essentiel, à savoir la rencontre amoureuse avec Dieu, les Noces divines. Quelle différence avec ce que j’avais vécu auparavant !

N. C. : Mais tout de même ces gens que vous côtoyiez étaient russes, avaient leur propre liturgie, leurs rites, leur langue, leur nostalgie de la mère-patrie...

A. D. S. : C’est un fait, et je crois que beaucoup de ceux qui ont été attirés par l’orthodoxie ont plus ou moins succombé à ce danger de "russification" dont vous parliez. Mais, précisément, l’évêque Jean avait pris conscience de ce risque. Il avait donc entrepris l’énorme tâche de reconstituer, puis de ressusciter l’ancienne Liturgie des Gaules, celle que nos peuples pratiquaient aux premiers siècles, et jusqu’à Charlemagne. C’est en effet Charlemagne qui, dans un esprit quasi-totalitaire, a mis en œuvre ce travail de sape qui consistait à couper les peuples de leurs traditions pour imposer partout la liturgie romaine. Liturgie bien plus pauvre, où il n’y avait plus d’invocation à l’Esprit Saint, plus la magie des symboles, et où tout ce qu’on appelait autrefois la "pneumatologie" a peu à peu disparu.

Pour retrouver les véritables sources de nos Pères, l’évêque Jean et ses amis sont donc allés chercher dans d’innombrables monastères, surtout bénédictins comme à Autun, à l’évêché de Fréjus, etc. Vous savez, il existe des bibliothèques qui sont des trésors et que nous ignorons.

N. C. : Mais qui donc était ce prêtre russe capable de comprendre que, puisque le culte orthodoxe est toujours adapté à chaque nation il allait restituer aux gens d’ici leurs racines ?

A. D. S. : Une flamme ! Cet homme était une flamme ! Il dansait littéralement la liturgie.

Avec lui, on n’en restait jamais au niveau de la sentimentalité, à quoi les croyants réduisent le plus souvent leur religion. On entrait directement dans l’ontologie, c’est-à-dire dans le mystère de la nature de l’homme, et de sa capacité à épouser le divin qui l’habite. Il a été mon maître, mais il y eut entre nous, non pas un transfert psychologique, plutôt ce que j’appellerais un transfert spirituel. D’ailleurs, s’il n’avait fait passer son œuvre de "retour aux sources" avant sa personne, l’église qu’il a fondée se serait vite écroulée après son décès en 1970, ce qui n’a pas été le cas. Aux côtés du "petit père", j’ai découvert toute la valeur du chant : le chœur, c’est la vibration essentielle de l’homme, dans laquelle il peut pressentir qu’il est appelé à parler la langue divine, à devenir Verbe lui-même. J’ai aussi pénétré dans le monde des Icônes. Quelle joie pour moi qui aimait tant la peinture ! Mais l’Icône, c’est encore autre chose que l’esthétique picturale : ce n’est plus l’homme qui se projette dans l’image, c’est le monde divin qui à travers et à partir de l’image, vient vers nous. Enfin, j’ai rencontré aussi auprès de l’évêque Jean celui qui devait devenir mon époux.

N. C. : Et c’est toujours, je crois, avec votre époux que vous avez suivi l’enseignement de ce curieux personnage que fut le kabbaliste Emmanuel Levygne ?

A. D. S. : Oui, mon mari avait retrouvé "par hasard" au fond d’un tiroir une plaquette de cet homme dont nous ne savions rien. Or, depuis longtemps je me disais que le Judaïsme et la langue hébraïque ne pouvaient qu’être extrêmement importants pour le christianisme. L’Histoire Sainte que l’on m’avait apprise était coupée de toute connaissance sérieuse, et même de tout contact avec le monde juif. Comme chrétienne, je me sentais privée de ces sources essentielles. Nous sommes donc allés rendre visite à ce kabbaliste, dans l’appartement très pauvre qu’il habitait en banlieue Sud. Après quelques heures de dialogue, il en est arrivé à nous dire : "Voyez, je suis là avec des frères juifs qui croient connaître leur langue, mais qui en fait ne parlent pas hébreu. Avec vous, qui ne connaissez pas notre langue, je viens de parler hébreu." Dès lors, nous avons suivi l’enseignement qu’il dispensait à quelques personnes, au fond d’un bistrot crasseux du quartier République. Et chaque semaine, j’avais vraiment l’impression que lui et le "petit père" s’étaient donné le mot : ils parlaient le même langage, chacun dans son engagement propre. Depuis ce temps, hébreu et théologie n’ont plus fait qu’un pour moi, car j’ai le sentiment d’avoir été nourrie aux deux mamelles de la même mère : le judéo-christianisme.

N. C. : Aujourd’hui, ce n’est pas seulement sur ce cou le que vous fondez votre enseignement mais sur la trilogie : anthropologie, hébreu et théologie. Comment en êtes-vous arrivée aux sciences humaines ?

A. D. S. : Lorsque je n’ai plus pu continuer à collaborer avec le monde médical. J’ai exercé encore en hôpitaux jusqu’au milieu des années 60. Mais petit à petit, j’ai pu nommer ce qu auparavant Je ne savais nommer. Et à partir de ce moment, l’incompatibilité avec ce monde hospitalier, où l’homme et la maladie sont tellement chosifiées, m’est apparue comme radicale. Je me suis alors penchée sur tout ce que les sciences humaines pouvaient nous apprendre sur l’homme, son histoire, son corps, sa psyché... J’avais été très sensible au cri d’alarme de C.G. Jung, disant : "L’Occident a perdu ses mythes, et l’Occident est en train de mourir !" Mais pour moi les mythes étaient là, bien vivants, seulement on ne savait plus les lire. Je devais donc réapprendre, pour moi-même et pour le transmettre, à lire les mythes. Le jour où m’est venue l’intuition fondamentale de ma recherche, à savoir l’analogie profonde, la correspondance ontologique, corroborée par tous les mythes de notre Tradition, entre le schéma du corps humain et l’Arbre de Vie des kabbalistes, ce jour-là le travail pouvait commencer. Il a donné naissance à ce livre et d’ailleurs il dure toujours.

N. C. : Pour assimiler cette intuition il faut peut-être redéfinir le sens du mot corps. On ne peut qu’être insensible à votre démarche si l’on en reste au corps-objet, dont chaque organe n’est que matière, insignifiant en lui-même réduit à sa onction immédiate au lieu d’être pris comme symbole d’une onction essentielle de l’homme, appelé à s’élever. Mais n’est-ce pas précisément le judéo-christianisme qui nous a enfermés dans cette dichotomie corps-âme qui dévalorise tout l’homme ?

A. D. S. : Je crois qu’effectivement c’est là la grande faute, je ne dirais pas du christianisme - relisons l’Evangile ou certains Pères du Désert pour nous en convaincre - mais des chrétiens. Nous sommes, surtout depuis Saint Augustin, plus ou moins héritiers d’une forme de manichéisme, et les chrétiens ont toujours été sujets à des accès de dualisme, dualisme qui a été rationnalisé et systématisé avec la scholastique. Et pourtant, à l’origine, dans le judaïsme, le corps n’est pas la chair. Il est basar, le joyau de l’homme, toute sa force "érotique" qui, comme la montée de sève dans l’arbre, le pousse, l’élève vers son devenir-dieu. Le corps est l’entité qui nous ramène à notre vocation première : devenir Homme, ce que nous ne sommes pas encore, pour ensuite reliés au Souffle divin et dans un travail incessant, devenir Dieu. Rien à voir avec la chair qui est le corps déchu, réduit à l’extrême, rabattu à l’horizontale. Lorsque j’ai commencé à sentir les clefs, à toucher dans les textes sacrés et dans les mythes les points "où ça clignote", comme disent les Hébreux, alors chaque organe m’est apparu comme porteur d’un Sens.

N. C. : Car la langue hébraïque, dans sa syntaxe, dans son étymologie, et jusque dans la composition de ses lettres, nous parle précisément, dites-vous, de la structure de l’homme et de son corps ?

A. D. S. : Elle contient tout ce que peuvent nous apprendre les sciences humaines !

Parfois même, je me dis que les hommes sont en train de chercher avec une malheureuse petite lampe de poche ce qui nous est donné là dans la lumière d’un phare éblouissant.

N. C. : Et qu’en est-il alors des autres traditions ?

A. D. S. : Les orientaux ont, bien sûr, étudié de façon extrêmement subtile la circulation des énergies en l’homme. Face à leur connaissance, nous sommes sur bien des points de purs ignorants. Mais il y a correspondance en profondeur entre la connaissance oubliée contenue dans notre tradition, et la leur. Quelle n’a pas été ma surprise lorsque le Dr Kespi, président de l’Association française d’acupuncture, m’a téléphoné un jour pour me dire : "Savez-vous, Madame, que vous avez écrit un livre d’acupuncture ?" Sans rien connaître des méridiens, j’avais mis en évidence des relations précises entre, par exemple, le pied, les reins et les oreilles, qui correspondent à ce que les Chinois savent depuis longtemps. Aujourd’hui, je fais la même expérience avec la tradition des Amérindiens... C’est qu’il existe des vérités fondatrices que les hommes se sont toujours transmises, et que nous sommes certainement les premiers à avoir oubliées. Je ne vis que pour redécouvrir et partager ces données de la Tradition universelle.

N. C. : Beaucoup de médecins, de kinésithérapeutes, d’acupuncteurs, travaillent aujourd’hui en intégrant ces données que vous avez rassemblées. C’est peut-être ainsi que vous répondez aux malades auxquels, lorsque vous étiez infirmière vous cherchiez en vain à apporter une réponse ?

A. D. S. : J’avais été trop interpellée par leur souffrance physique et spirituelle pour ne pas avoir un jour à leur répondre. Ou plus précisément, à leur suggérer le commencement d’une recherche, qui donne la possibilité de se responsabiliser, de ne pas aller trouver le médecin comme on irait voir un magicien. De cela, je devais accoucher, j’en étais enceinte. Je n’en fus que le réceptacle, et mon rôle est maintenant de transmettre.

Site : http://souzenelle.free.fr

Voir aussi :

- Vidéo : Les dix plaies de l’âme, entretien avec Annick de Souzenelle

- Audio : L’audace de vivre, entretien avec Annick de Souzenelle (en vente dans notre boutique en ligne).

Propos recueillis par Jean Mouttapa
Entretien paru dans Nouvelles Clefs